Stéphanie Katz, spécialiste en science de l’art et analyse de l’image nous explique comment de Baudelaire à nos jours, en passant par Orlan, évolue la nature face à l’innovation scientifique. Est-il en train de se créer une nature surnaturelle ? Elle présente l’œuvre d’Orlan qui se fonde sur les possibilités de transformation que permettent les nouvelles technologies, explorant tous les possibles dans le domaine de l’hybridation.
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1- La nature selon Baudelaire
Stéphanie Katz resitue en premier lieu le travail d’Orlan sous les « auspices baudeleriens » et, plus généralement, dans le cadre de la perception de la nature qu’ont eu les artistes du XIXe siècle – siècle de la culture.
Elle rappelle la passion du siècle de Baudelaire pour la puissance générative de la nature, et combien sa beauté est aux frontières, pour ce poète, de la vie et de la terreur. Car Baudelaire identifie, dans les forces de la nature, une puissance barbare qu’il faut à tout prix contenir : c’est la fonction de l’art et de la culture en général.
2- Face à la barbarie du XXe siècle
Les horreurs du XXe siècle révèlent aux yeux de chacun le monstre qui était tapi, silencieux et intime, dans la culture occidentale. Orlan, qui nait en 1947, comme tous les artistes de sa génération – on pense par exemple au Pot Doré de Reynaud, hérite de cette vérité crue mais, loin de chercher à la fuire, décide d’aller à sa rencontre, d’aller chercher ce monstre. Elle revisite la mission de l’artiste telle que la voyait Baudelaire. Tout en refusant la culpabilité, elle prend acte de cette mémoire blessée et entre en lutte contre la mélancolie de son siècle.
3- Orlan, une femme dans l’art
Stéphanie Katz rappelle qu’être femme et artiste n’est pas chose facile à l’époque ou Orlan réalise ses premières oeuvres et performances. A la FIAC de 1977, elle scandalise et fascine avec son « Baiser d’artiste pour 5 francs », oeuvre destinée à stigmatiser la charge prostitutionnelle de l’art. En cela, elle reprend une part de l’héritage de Warhol qui avait souligné que les oeuvres d’art, comme tout autre produit, sont soumises à la loi de la consommation généralisée.
4- Le corps de l’artiste, oeuvre d’art
Orlan pose avec brutalité le fait que le corps de l’artiste est devenu le dernier site d’intervention de l’artiste, le dernier lieu qui puisse échapper à la logique dominante de la consommation. Elle fait de son corps un camp retranché depuis lequel elle travaille à reconstruire une identité. Dans un esprit post-baudelerien, elle prend le pouvoir sur son propre corps et, usant du féminin comme d’une métaphore de la culture (la femme) et de la nature (la mère), elle impose un principe artificiel sur une prolifération naturelle.
5- A la recherche d’une nouvelle « face »
Stéphanie Katz indique que, pour Orlan, le but des opérations chirurgicales qu’elle s’inflige était « d’échapper à l’obligation de porter le visage que l’on m’a donné ». Selon elle, il s’agit d’une entreprise de refiguration et non de défiguration. Orlan s’éloigne dans une large mesure des performances déroutantes du « body art », desquelles elle veut d’ailleurs qu’on la distingue, refusant toute morbidité à ses sacrifices qu’elle veut joyeux. Orlan veut nous rendre la face, celle que l »Humanité a perdu dans l »enfer concentrationnaire du XXe siècle.
6- Orlan et les masques de la modernité
Le masque est, par définition, ce qui recouvre la face : Orlan reprend le mécanisme du masque à sa source en faisant de son visage des masques hyper-singuliers. Les diverses hybridations de son visage renvoient à des traditions multiples issues de tous les continents. Ce faisant, elle cherche aussi à réinventer un visage qui rompe le lien avec l’hérédité et à inventer une nouvelle histoire. D’où les greffes de ces « en plus » sur ses tempes. Orlan retourne les pouvoirs d’un masque post-humain contre les pouvoirs d’hybridation de la science.
7- Le spectateur à l’épreuve du travail d’Orlan
Stéphanie Katz explique que l’effroi du spectateur qui regarde les transformations d’Orlan procède d’une « secrète terreur archaïque ». La face relève d’une symbolique chrétienne de l’incarnation dont nous héritons tous. La face, qui est d’abord empreinte, est en effet un vestige de Dieu dans le corps humain. Avec Orlan, la face devient un authentique medium, elle regarde le spectateur plus qu’elle n’est vue par lui. Orlan lui présente « l’infini invisible qui vous regarde ». Regarder une face devient construire un lien entre du visible incertain et de l’invisible désigné.
8- La triangulation des regards
Stéphanie Katz souligne que le spectateur est troublé par le fait que l’autoportrait que dresse Orlan rend indécidable le genre, l’identité et la catégorie du modèle. En ce sens, Orlan présente une « post-face » et propose à tous une issue déculpabilisée de l’aveuglement mélancolique. C’est bien un art « aux limites » au rang duquel Orlan s’est hissée.